L’été sonne le retour des méduses. Réchauffement climatique aidant, leurs aires de répartition se modifient vite. Ces «gâche-baignade» ne sont plus seulement redoutées des vacanciers de Méditerranée, elles sont aussi plus nombreuses en mer du Nord, où leur développement est surveillé de très près par les pêcheurs et les experts de la sûreté nucléaire.
Des méduses à l’assaut des centrales nucléaires? Ce scénario de film catastrophe digne d’Hollywood s’est pourtant déjà produit à plusieurs reprises. Fin juin 2011, par exemple, la centrale de Torness, en Ecosse, avait dû arrêter ses deux réacteurs le temps de nettoyer les filtres à l’entrée de l’arrivée d’eau de mer destinée au refroidissement. La même mésaventure a eu lieu quelques jours plus tard à la centrale de Shimane, au Japon, et dans la centrale électrique d’Hadera, sur la côte israélienne, qui avait dû se débarrasser des méduses par conteneurs entiers.
L’étendue de ce que ces créatures aquatiques peu évoluées, translucides et composées à 97% d’eau sont capables de faire est surprenante. Dans la grande famille du zooplancton gélatineux, les cnidaires qui piquent – les méduses urticantes – et leurs cousins proches, les cténaires qui collent, ont pas mal de méfaits à leur actif. A l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), on relativise et on renvoie le zooplancton rejoindre la liste des sédiments et débris végétaux en tout genre charriés par les rivières et qui, de temps à autre, menacent d’obstruer les grilles, voire les filtres de protection des prises d’eau des centrales.
Dans son centre de recherche installé sur l’île de Chatou, dans les Yvelines, EDF dispose d’une unité spécialisée en biologie marine. Les chercheurs travaillent notamment pour les installations nucléaires françaises implantées en bord de mer comme Penly et Paluel, qui sont confrontées à l’arrivée de bancs de poissons exceptionnels ou à la prolifération d’algues.
Celle de Gravelines a depuis longtemps renforcé son dispositif de surveillance face à la groseille des mers (Pleurobrachia pileus), un cténaire qui ressemble à un œuf, petit – guère plus de 3 cm – mais aux légions fournies. En 1993, il a fallu arrêter les pompes de la centrale et stopper des réacteurs. Pas de grosses alertes depuis, assure-t-on à Gravelines, où, au fil du temps, les ingénieurs ont appris à partir de quelle densité de groseilles des mers dans le port de Dunkerque ils risquaient d’en retrouver dans leurs propres installations. Ils ont mesuré l’impact des courants et des changements de température et repéré la période à risque: du 15 avril au 15 juin, deux mois durant lesquels des prélèvements sont effectués deux fois par jour.
Dans cette région aux confins de la Manche et de la mer du Nord dont les eaux étaient jusqu’à présent réputées épargnées, une autre cousine gélatineuse s’est fait remarquer: Mnemiopsis leidyi. Ce cténaire venu des côtes américaines, probablement dans les eaux de ballast de navires, peut atteindre 12 cm. C’est un carnivore redoutable, un goinfre qui engloutit des quantités de plancton, privant ainsi les poissons de leur nourriture. Il se repaît de leurs oeufs ainsi que des larves de moules. L’espèce s’est rendue «célèbre» pour avoir envahi dans les années 1980-1990 la mer Noire et la mer Caspienne, où elle a contribué à la disparition temporaire des anchois.
La vorace a été repérée en mer Baltique, sur les côtes danoises et hollandaises en 2004-2005, puis vue dans les ports de Zeebrugge (en Belgique), Calais et Dunkerque. La communauté scientifique s’est mobilisée rapidement: depuis début 2011, Mnemiopsis leidyi est au cœur d’un important programme de recherche intitulé MEMO, mené depuis 2011 par cinq instituts et universités de sciences marines en Belgique, France, Pays-Bas et Royaume-Uni, et doté de 3,4 millions d’euros de financement sur trois ans.
«Nous avons la chance de pouvoir étudier le début du phénomène, nous allons ainsi être en mesure d’élaborer des modélisations des dynamiques de population», se félicite Elvire Antajan, spécialiste du zooplancton au sein de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer).
Le 12 juin, la biologiste, qui collabore avec la centrale de Gravelines, présentait des premiers résultats à Boulogne-sur-Mer. Les représentants des organisations de pêcheurs et de mytiliculteurs étaient venus en nombre l’écouter. L’épisode de «l’attaque» d’une pisciculture du nord de l’Irlande par un énorme banc de méduses pélagiques – Pelagia noctiluca – en 2007 a marqué les esprits: des dizaines de milliers de saumons étaient morts sous leurs piqûres.
Mais l’action de Mnemiopsis leidyi dans la mer Noire est peut-être plus inquiétante encore. Le réchauffement climatique, la surpêche et la pollution propices au développement du plancton ont permis à l’invasive gélatineuse d’y prospérer de façon désastreuse pour l’économie. C’est tout l’écosystème marin qui en a été bouleversé. La situation dans la zone Manche - mer du Nord est loin d’être aussi alarmante. «Les courants, le chevauchement des masses d’eau ne sont pas les mêmes, je ne crois pas qu’elle pourrait se développer ici de la même façon», estime Elvire Antajan.
M. leidyi présente tout de même de fortes capacités d’adaptation. L’animal supporte bien les variations de température. De salinité aussi: on l’a trouvé à la fois dans l’eau salée de la mer du Nord, et dans l’eau juste saumâtre des parages d’Amsterdam. Il présente une bonne capacité de croissance, demande peu d’énergie. Hermaphrodite, il peut se reproduire, seul, en deux semaines. Seulement, il supporte mal la captivité. Le dernier individu en possession d’Elvire Antajan vient de mourir. Mais l’été devrait sonner l’heure de sa réapparition saisonnière.
Publié initialement par le quotidien suisse Le Temps le 7 juillet 2012.